Guila Clara Kessous
20 févr. 2022
Face à l’écueil du leadership pyramidal et descendant, de nouvelles pratiques et façons d’agir apparaissent, davantage tournées vers l’autre.
On se heurte, ces dernières années, à une vision encore étriquée du leadership où le leader se doit d’être le « fort », le « sachant », le « bon communiquant ». Un leader qui sait mobiliser et créer du « followership » grâce à son expertise. On oublie trop souvent que derrière ce fantasme de leadership super-héroïque, il y a un être humain qui, la plupart du temps, a usé sa vie à emmagasiner du savoir sans trop se préoccuper de son application et surtout, sans se soucier le moins du monde de soigner un relationnel quelconque. Car selon lui, la « popote relationnelle », c’est pour le manager (c’est-à-dire ces « gentils animateurs » qui passent leur temps à gérer des questions de conflits d’ego). C’est au moment où le leader se retrouvera confronté à sa réalité de manager que les ennuis commenceront, car aujourd’hui aucun dirigeant ne peut se limiter à un rôle de leader et écarter complètement ce qui relève de la tâche managériale. Même un poste de direction d’ingénierie suppose une interaction transversale avec d’autres départements, une mise en relation avec d’autres équipes, même si ce n’est pas une équipe « dédiée ».
La clé de réussite de ce passage délicat d’un leadership maîtrisé au travers d’un management juste passe par le comportemental et en particulier par ces nouvelles aptitudes qu’on appelle les compétences « subtiles ».
De l’ego à l’eco
Le mot « subtile » provient de l’étymologie latine et renvoie à deux notions : l’une touche à la difficulté de perception, l’autre à la finesse et à la délicatesse de réalisation. Les compétences « subtiles » sont donc doubles : à la fois difficiles à établir par leurs caractères intangibles mais également extrêmement justes, sagaces et pénétrantes pour quiconque les appliquent. Prenons un dirigeant par exemple qui « baigne » dans son expertise. Le voici promu à un pôle de direction. Or, qui dit « direction » dit forcément « direction de…. » et « direction sur…. ». Paniqué par cette dimension de « pouvoir » coercitif, il va trouver refuge dans des compétences « acquises » au cours de ses années d’études, au travers de matières scientifiques, pour pouvoir le mieux « informer » son équipe. Or, ce n’est pas ce qui est attendu d’un directeur. Qui dit « donner la direction » se doit non seulement d’« informer » de la direction (mais ça, un GPS peut également le faire) mais aussi d’« être la direction », de l’incarner. La subtilité va résider dans le fait que les followers ne vont plus « suivre » l’ordre dictée par l’information mais ils vont adhérer par effet d’émulation. Ils seront ainsi plus enclins à suivre quelqu’un qui sait user d’intelligence émotionnelle et de gestion relationnelle pour mieux tirer partie de la puissance du collectif. C’est ce que défendait le professeur Otto Scharmer, dans sa « Théorie U » au MIT, en évoquant les cinq étapes nécessaires de l’intelligence collective : l’observation, la perception, le fait d’être présent, la cristallisation et le déploiement afin d’amener à un stade de conscience collective.
L’une des clés du succès collectif passe notamment par le « presencing », c’est-à-dire la sagacité d’un dirigeant en pleine disponibilité mentale pour « être complètement présent » à l’autre.
« Les nouveaux leaders doivent être capables de mobiliser l’attention des équipes en faveur du changement sans trop attirer l’attention sur eux », observait Ronald Heifetz, lorsqu’il était directeur du projet éducatif sur le leadership à l’université d’Harvard. C’est donc à un déplacement de l’égo-centrisme vers l’éco-centrisme que nous invitent ces différentes compétences « subtiles », qui sont aussi le reflet d’une plus grande maturité de leadership que celui qui reste « descendant » et pyramidal.
Le leadership spirituel
La principale subtilité concernant ces nouvelles « mouvances » de leadership est sans doute d’oser croiser le domaine avec des aires de réflexion qui semblent très éloignées d’une conception traditionnelle : leadership progressiste, leadership émotionnel, leadership situationnel, leadership bienveillant… Le « leadership spirituel » en est le meilleur exemple dans sa forme d’oxymore. Dans la sphère managériale, toute « spiritualité » est suspecte et fait immédiatement référence à une figure religieuse voulant mener ses ouailles, tel un gourou. Quant aux adeptes de la spiritualité, le mot « leadership » vient dénaturer l’essence même d’une idée transcendantale tant il heurte par sa résonance de profitabilité. Le « leadership spirituel » est donc a priori antinomique puisqu’il fait s’entrechoquer le matériel avec l’immatériel. Cependant, l’engouement que rencontre le terme aujourd’hui en entreprise est sincère et s’explique par la nécessité d’intégrer ces critères plus « subtils » dans les indicateurs de réussite managériale. Loin d’une incursion du dogme religieux dans la sphère corporate, le « leadership spirituel » propose d’explorer une dimension plus « énergétique », reliée à la gouvernance, qui permet d’expliquer le « followership » non plus comme soumis à une simple hiérarchie « technocrate » mais comme une figure charismatique qui incarne les messages. Mentionné tout d’abord par le professeur Louis Fry, à l’université du Texas, cette approche du leadership insiste sur l’importance d’une motivation intrinsèque par les valeurs, les attitudes et les comportements du leader. Elle se base sur une modélisation schématique sous forme de quadrants, tout comme l’intelligence émotionnelle ou situationnelle.
On retrouve d’un côté l’ordre intra-personnel, divisé en deux sous-parties (conscience de soi et maîtrise de soi) et l’ordre interpersonnel, scindé également en deux sous-parties (conscience d’autrui et maîtrise relationnelle). Tout comme pour le « presencing », le point de départ est toujours une conscience du leader dans son rapport à soi qui lui permet une pleine disponibilité mentale pour aider à la cohésion, à travers trois composantes principales : la vision, l’espoir/la foi en l’avenir et la bienveillance vis-à-vis de l’autre. Très développé à l’étranger, le leadership spirituel bénéficie d’un intérêt croissant en France (voir les recherches effectuées dans le cadre de l’association Spiritualité au Travail et Management et le livre « Leadership spirituel en pratiques », sous la direction de Catherine Voynnet-Fourbou, EMS, 2021). On s’est ainsi aperçu qu’on ne pouvait pas mobiliser les individus sans créer une dynamique relationnelle, qui n’est pas seulement basée sur l’information échangée mais aussi sur la posture et l’énergie déployées.
La subtilité est donc de comprendre l’importance de « donner de sa personne » pour un leader qui souhaiterait inspirer du followership. Et cela ne peut se faire sans positionnement clair sur la question du « don de soi », qui est fondamentale dans le leadership spirituel.
Le leadership de cœur
Le « don de soi » ne veut pas dire s’« oublier dans l’autre ». Le leader d’aujourd’hui ne peut pas se permettre une posture sacrificielle qui se perdrait dans une empathie non maîtrisée face à ce qu’il traverse. Il se doit cependant être dans une résonance maîtrisée avec son « follower », dans une sorte de « cœur à cœur » qui lui permettra de mieux comprendre l’écologie de son système. Il sera à même de pouvoir faire ce qu’on appelle une « permaculture sociale », en proposant une approche économique symbiotique, c’est à dire en reliant intellect et responsabilité personnelle vis à vis du collectif. Comme le prône Isabelle Delannoy, dans son livre « L’Economie symbiotique » (Actes Sud, 2017), l’économie symbiotique s’appuie sur la symbiose entre l’intelligence humaine, la puissance des écosystèmes et les outils. L’enjeu est de trouver le juste équilibre pour ne pas produire en épuisant les ressources mais en les régénérant. D’un point de vue du leadership, comment réussir à faire marcher le système sans burnout ni pour le leader, ni pour les « followers ». C’est aussi ce que prône l’industriel belge Gunther Pauli, lorsqu’il parle d’« économie bleue ou régénérative » (inspiré des écosystèmes, ce concept se caractérise par un recyclage des déchets par une chaîne d’acteurs apportant à chaque fois une valeur ajoutée à ceux-ci. Ainsi les déchets des uns sont la matière première des autres). Comment appliquer la subtilité que l’on trouve au cœur même du génie du vivant pour s’en inspirer au niveau corporate (le mouvement Heartfulness part de cette ambition, en intervenant régulièrement en entreprise pour des méditations partant du cœur). Comment reconsidérer ce qu’on l’on pense être au bas de l’échelle dans une conception systémique et, au contraire, en faire le moteur même d’une économie de « recyclage » humaniste. Dans cette acception, le leader et le « follower » sont en fait les deux faces d’une même pièce qui font tourner l’économie. Redonner de la fierté à l’un peut avoir des vertus sur l’autre puisque tous deux sont intimement connectés.
C’est ce qu’on appelle le « leadership de cœur » : non seulement un leadership humain et bienveillant mais aussi qui renvoie au « courage » d’être soi face aux autres, et pour les autres.
Cette subtile « heartificial intelligence » viendrait-elle sauver le leadership de la déshumanisation de l’« artificial intelligence », en attendant que les leaders aient une cote NFT ? C’est très possible.